Un enfant qui dessine…
Cadet d’une famille de cinq enfants, comptant quatre garçons et une fille, Raynald Leclerc naît le 12 décembre 1961, à Saint-Michel de Bellechasse, sur la Rive-Sud de Québec. La mère est couturière, le père marin et homme à tout faire. Les enfants grandiront devant le fleuve.
Les soirs de gros temps, lorsque les grandes marées viennent se briser sur les limites du terrain de la maison, les garçons rêvent d’aventures, de pirates et de trésors. Mais beau temps, mauvais temps, le plus jeune, Raynald, dessine avec ce qu’il a sous la main : vieux crayons, quelques crayons de couleur, encre de Chine.
L’enfant qui dessine aime rêver, aime inventer et apprend bientôt un monde à découvrir, un monde à lui et en lui. Adolescent, il esquisse à l’encre de Chine des navires, souvent aux allures de vieux bateaux, qu’il vend pour quelques sous aux touristes de passage. Plus de quarante années plus tard, on retrouve encore les bateaux et les thèmes maritimes dans l’œuvre de Leclerc.
À 16 ans, Raynald Leclerc s’inscrit en dessin d’architecture au CEGEP Lévis-Lauzon. Et à 22 ans, des peintres, ses aînés, l’initient au milieu, à ses lois, ainsi qu’aux grandeurs et aux misères du métier.
Lorsque l’on regarde les tableaux de cette époque, du début des années 1980, force est de constater qu’ils n’ont pas la luminosité et la puissance des œuvres d’aujourd’hui. Le dessin est solide, bien structuré, mais la richesse des coloris, une certaine spontanéité, bref « le rendu » est plus atténué, moins vibrant que celui d’aujourd’hui. Les tableaux de cette époque n’en demeurent pas moins très bons, d’une qualité que plusieurs peintres envieraient facilement. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont toujours trouvé preneurs.
Un regard nouveau
C’était il y a environ deux ans, Raynald entendait de plus en plus de commentaires sur sa manière, de commentaires critiques. « Tu as changé, que t’arrive-t-il..? »
Un artiste demeure rarement insensible aux remarques sur son œuvre, peu en importe la nature, et encore moins si celles-ci proviennent de son public immédiat. Il aurait pu s,en trouver affecter, mais il dut constater que sa manière avait effectivement évolué. La ligne du dessin n’avait plus la même exigence, comme si la préoccupation architecturale ne revêtait plus la même importance. Relâchement, libération ou abandon?
Tel un déplacement de l’attention, l’œuvre porte aujourd’hui davantage sur la lumière que sur le construit. Une nouvelle intensité lumineuse, un éclatement de la couleur qui confèrent au tableau une nouvelle force. Ce qui semblait au premier regard une faiblesse ou un relâchement du dessin se révèle subitement comme un nouvel éclat, jusqu’ici inégalé.
Comme le dit Raynald Leclerc lui-même : « Mon regard a changé…Je ne regarde plus les objets, les formes, les gens, mais comment ces formes captent la lumière, les jeux de la lumière, comment celle-ci se glisse entre les choses, leur donne une nouvelle dimension, une nouvelle identité. Mon regard épie constamment ce jeu de l’ombre et de la lumière, à la recherche de cette autre nature qui n’a plus rien à voir avec le concret et le défini, je regarde la lumière qui bouge sur les choses et non les choses elles-mêmes.
Ma peinture évolue vers cette sensation que crée la lumière sur les objets, le paysage et la vie. Je veux traquer la lumière là où elle est, la plus pure qui puisse être, celle qui fait effraction entre deux objets, dans les interstices mêmes de la matière, au cœur de l’ombre elle-même. Pour ce faire, je dois m’abandonner davantage à mon sujet, être encore plus instinctif et présent au cœur de mon tableau. » Mais le peintre sait qu’il peut compter sur son expérience, la force de son dessin, tout un bagage intérieur, des acquis solides, sur lesquels il peut s’appuyer.
Bien sûr, Leclerc a évoqué au passage l’impressionniste Claude Monet comme un retour à une manière première, à l’impressionnisme dont il aimait se réclamer au temps de ses débuts. Objectivement, il sait intimement et intensément qu’aujourd’hui, il approfondit et travaille au corps les grandes leçons de ceux qu’il a choisis pour maîtres : Émile A. Gruppé, Vincent van Gogh et Claude Monet.
La couleur de mes rêves
Le peintre surréaliste René Magritte intitula un tableau où il n’y avait pratiquement qu’une seule tache bleue, Ceci est la couleur de mes rêves, titre qui s’applique bien à la manière de Raynald Leclerc. Contrairement à Magritte, dont l’œuvre entière représente des images mentales et dénonce l’illusion de la représentation, le peintre de Québec ne dénonce pas et n’est en rien conceptuel; il cherche plutôt à nous inviter dans un espace, « son pays ». L’identité artistique de Leclerc est, à cet égard, antérieure au peintre surréaliste, quelque part entre les impressionnistes tardifs tels van Gogh et les premiers expressionnistes.
On oublie trop facilement qu’au tournant du XXe siècle, entre le grand mouvement impressionniste et Picasso, à titre d’exemple, il y a eu, en Europe, une spectaculaire effervescence de la peinture qui a donné naissance à des formes d’expression extrêmement variées : pointillisme, symbolisme, fauvisme, expressionnisme. Il y a eu ensuite l’extraordinaire élan de liberté de l’impressionnisme, l’introduction d’une profonde subjectivité.
Avec Picasso et la modernité, c’est non seulement la couleur qui est proposée comme expression de la modernité, mais le regard du sujet qui peint. Nous ne sommes plus devant une représentation du monde, mais devant l’interprétation subjective de cette représentation, non plus devant cette interpellation de Charles Baudelaire aux impressionnistes ; « Peindre la beauté de ce que nous sommes » ni même peindre ce que nous sommes, mais bien peindre ce que je suis ou comme je suis.
Le caractère singulier du regard de Leclerc ne participe donc pas d’un style, mot qu’exècre le peintre, il ne s’agit pas d’un truc, d’une mode ou d’un goût qui plaît pendant quelques années, mais d’un geste personnel, traversé par l’émotion, une émotion vraie ressentie par le spectateur, passée du peintre à la toile. Voyons cette manière.
L’empire de la lumière
La palette de couleurs d’un artiste est généralement limitée et très précise. Il y va des goûts et des préférences de l’artiste, par exemple, si certaines couleurs sont plus difficiles à manier. Elle a aussi l’effet de créer une unité de ton d’une œuvre à l’autre.
Raynald Leclerc emploie lui aussi des couleurs précises. : outre le blanc, trois jaunes cadmium, un citronné, un ocre, un orangé, un rouge franc, un rouge de garance et le bleu thalo, (bleu extrêmement puissant et dangereux à manier, mais qui permet au peintre de créer des noirs et une gamme infinie de verts). Cette matière composée de couleurs primaires très pures et puissantes lui permet encore une fois une gamme variée de couleurs secondaires.
Dans la peinture figurative conventionnelle, il est d’usage, pour marquer les contrastes d’ombres et de lumières, d’utiliser des « rehauts », c’est-à-dire des taches de couleurs pour créer tantôt l’ombre, tantôt la lumière. Ainsi, pour un portrait, on appliquera un bleu gris pour marquer un creux, ou un blanc pour indiquer le reflet de la lumière sur une partie du visage.
L’œuvre se construit ainsi par étapes, du dessin jusqu’au rendu final où, par couches successives de couleurs, sont marqués les contrastes et les jeux de l’ombre et de la lumière afin d’affiner ou de peaufiner l’effet recherché. La plupart des peintres procèdent ainsi, tel qu’on l’enseigne généralement. À ses débuts, Raynald Leclerc procédait de même, mais aujourd’hui son geste a radicalement changé.
Tout comme son regard, où une certaine inversion s’est opérée, le peintre n’observant plus les objets et leurs formes, mais les jeux de la lumière sur ces objets et dans ces formes; il inverse sa démarche, plaçant en premier la lumière, de la matière pure, les blancs, par exemple, à qui il donnera par la suite forme et contraste, guettant instinctivement là où la lumière pourrait se cacher pour venir bondir dans les interstices de l’ombre. Cette approche permet au peintre de déposer la matière sur la matière, de la poser sans la mélanger, donc sans en atténuer ni en écraser le ton. La lumière éclate ainsi de l’effraction lumineuse produite par la juxtaposition de pigments différents. Fascinant!
Nous avons évoqué précédemment le caractère expressionniste de Leclerc, caractère qui le situe à la frontière entre l’impressionnisme et l’expressionnisme. Voyons quelle forme cela prend ou, plus précisément, comment cette identité prend forme en lui.
Peindre comme je suis
La spatule qu’utilise le peintre Leclerc est vieillie, usée et amollie par près de trente années de travail. Il a pu parfois la délaisser pour un pinceau, mais elle a toujours été là, depuis les débuts, depuis toujours, il y demeure profondément attaché.
Une spatule, ou un couteau, sert d’abord au mélange, mais permet aussi de travailler plus rapidement que le pinceau, ne serait-ce que parce qu’il transporte plus de matière. Par contre, le couteau impose bon nombre de contraintes et de fortes exigences. D’un côté, il permet une ligne solide, droite et forte (et cela aura très bien servi le caractère architectural des œuvres de Leclerc), mais moins souple, moins varié que les pinceaux; offrant moins de possibles, il exige une grande dextérité et une réelle souplesse du geste si l’on désire accéder à une force de l’expression.
Riche d’un autre avantage, la spatule offre une grande capacité d’empâtement. Le peintre y perdra en rapidité, les grands aplats couvrant d’importantes surfaces seront écartés au profit d’une pâte lourde, éclatante et gorgée de lumière. Il faut noter que ni la ligne ni même la matière n’auront conduit Leclerc à cette nouvelle identité artistique, si facilement repérable dans la série de tableaux sur l’Île d’Orléans, mais c’est au contraire la force irradiante de la lumière qui est venue modifier le dessin, sa ligne, et ce, jusqu’à la manière même d’utiliser la matière.