Catalogue d’exposition — À vol d’oiseau.
À vol d’oiseau
Série de tableaux de Raynald Leclerc présentée à la Galerie d’Art Internationale du 4 au 12 mai 2019.
Textes: Robert Filion
Nous étions en 2003, Raynald Leclerc souhaitait monter à la Galerie Internationale une exposition qui soulignerait ses 25 ans de travail artistique et qu’il accompagnerait d’un livre présentant une série de tableaux sur le Vieux-Québec, le lieu où tout avait débuté. Nous nous connaissions déjà puisque je lui avais consacré, ces dernières années, quelques articles faisant valoir certaines des forces de son travail où, à partir d’une ligne solide, tranchante comme son couteau, celui qu’il utilise encore et depuis toujours, le peintre organisait l’espace de sa toile avec un bel équilibre, découpant les formes sur des tons d’ombres et de lumières. Dessin éclatant et composition maîtrisée étaient au rendez-vous.
J’y signalais aussi d’autres qualités moins liées à sa technique qu’à une sensibilité propre à sa personnalité : l’amour du territoire, celui de Bellechasse où il est né et a appris à chasser, mais également celui de l’île d’Orléans, de Québec et de Charlevoix, à la vue desquels il a grandi, amour d’un espace, le pays, soutenu par la force d’un dessin appris dans les règles de l’architecture et par une capacité d’expression toute personnelle. Lorsqu’aujourd’hui on revoit ce livre intitulé Au cœur du Vieux-Québec, on y trouve des toiles splendides, au trait sûr, qui nous racontent avec éloquence l’amour et la passion du peintre pour sa ville et certaines de ses perspectives les plus connues, mais en rien ces tableaux ne possèdent la puissance émotionnelle et évocatrice de ceux que l’on admire ici dans le cadre de cette exposition « À vol d’oiseau ».
À l’époque, Raynald Leclerc avait souhaité que je fasse la recherche historique et que je rédige le texte de l’ouvrage ; cela devait amorcer notre amitié et nous donner prétexte à nous revoir à l’occasion. C’était l’époque où sa manière, du moins celle qu’il avait eue précédemment, évoluait significativement, le ton de sa palette chromatique s’affirmant plus franchement autour de quelques couleurs primaires et secondaires. Sa lumière aussi changeait, devenant encore plus impressionniste, donnant au regard une émotion affermie qui rappelle parfois Monet, tout en imposant à l’ensemble des tons plus éclatants que naguère.
Devant l’esthétique que nous proposent les artistes, nous pouvons y voir le beau, la beauté et parfois le sublime, et ce, indépendamment qu’à travers les époques, les cultures et les civilisations, leurs propositions aient été très différentes, mais parce qu’ils font preuve d’une créativité hors du commun, pensons à Antonio Gaudi, Picasso ou Dalí, certains nous fascinent tout particulièrement. Raynald Leclerc fait justement partie de ces artistes qui, à certains moments de leur carrière, ont choisi de repousser leurs limites, quitte à s’engager sur la ligne étroite du risque. Exposées un peu partout au Canada, ses œuvres avaient jusqu’alors connu un réel succès ; s’éloigner de ce qui avait pu contribuer à ce succès constituait déjà un premier risque. Heureusement, le peintre n’entendait pas céder sur son désir ni sur sa vérité, cela nous aura donné une œuvre encore plus riche et puissante.
Au fil des récentes années, l’œuvre de Raynald Leclerc s’est donc profondément transformée, plus impressionniste par ses lumières, celles des soleils de Provence ou des glaces et des ciels d’hiver, et paradoxalement plus expressionniste aussi par un geste où seuls l’émotion subjective et l’imaginaire de l’artiste guident l’évocation des représentations. Cette fois-ci, dans cette série « À vol d’oiseau », il s’agit moins de s’éloigner d’une manière que de poser un regard neuf, de réinventer un paysage familier à partir d’une tout autre perspective, une perspective nouvelle où le peintre met d’abord au défi sa capacité à organiser l’espace, exercice périlleux s’il en est puisque la représentation pourrait basculer et donner le tournis si elle devait être en déséquilibre, le regard de l’oiseau n’étant en rien comparable à la mathématique de l’architecte. Le défi de l’organisation de la toile, de sa composition, se double ici de la difficulté de donner à voir de manière cohérente une ville dotée de ses logiques propres. Depuis toujours, l’œuvre de Raynald Leclerc évite l’anecdote en évoquant des espaces hors temps, du moins suffisamment en dehors d’un temps trop immédiat, à la fois pour éliminer quelques détails superflus et pour restituer le charme intemporel des lieux représentés. Ainsi l’objet de sa représentation tient-il plus de l’âme et de la beauté du sujet, du sentiment qu’il fait naître, que d’une prétendue objectivation de ce qui serait ou devrait être vu. Les peintres, du moins ceux de l’Occident, ont, depuis Vélasquez précisément, perdu la prétention de nous montrer le monde. Par contre, comme a si bien su l’exprimer le grand peintre espagnol dans son chef-d’œuvre Les Ménines, ils ont acquis une souveraineté totale dans cet espace de la toile qui n’appartient qu’à l’artiste, un espace où ils sont devenus les maîtres absolus.
Cette invitation vers un lieu inhabituel, la vue du ciel, sont-ce bien celles des oiseaux ? Ces lieux et ces territoires propres à Raynald Leclerc, nous sentons bien qu’ils existent d’abord dans son esprit ; nous sommes ici dans un jeu, celui de nos petits labyrinthes mémoriels où tantôt nous nous égarons et tantôt nous nous retrouvons autour ou à partir d’endroits déjà habités ou parcourus, plus ou moins connus. Nous sommes ici dans le jeu auquel l’œil rechargeable du peintre aime s’adonner et dans lequel il nous invite à le suivre. Cela procède sans doute d’un désir remontant à l’enfance, une énergie première et nécessaire à celui qui souhaite créer à nouveau. Il s’agit moins d’un amusement que le jeu sans fin du rêve, un espace ludique, semblable à ces rêves que nous avons tous faits, ceux où nous volons et survolons le monde. Le poète Baudelaire les décrivait en parlant d’élévation libératrice comme tout ce qui permet de revoir le monde avec un regard neuf.
Œuvre ludique également parce que, dans l’évolution rapide et parfois surprenante qu’a connue Raynald Leclerc depuis les années 2000, les jeux entre abstractions et figurations se sont affirmés de plus en plus dans l’espace de sa toile. Le dessin y a parfois perdu de sa définition, les pâtes plus lourdes faisant davantage de place à l’émotion, au sentiment que crée l’ensemble. Par contre, cet empâtement nous aura donné par ses effractions lumineuses une œuvre plus puissante, capable de nous toucher plus profondément. Dans « À vol d’oiseau », la pâte informe et polymorphe de lumières cherche moins à provoquer l’éblouissement qu’à donner à l’objet représenté une matérialité et une dimensionnalité que la ligne et sa mathématique ne peuvent rendre. Une série audacieuse, exigeante à réaliser, nous conviant aux quatre coins de nos territoires, mais nous offrant toujours le bonheur né de la puissance créatrice, ludique et émouvante, suggérant que l’aventure de Raynald Leclerc pourrait nous conduire encore vers d’autres ailleurs.