Catalogue d’exposition — Au fil de l’eau
Leclerc « Au fil de l’eau »
Il est rare chez un artiste, si ce n’est chez les plus grands, de voir une évolution durer, s’installer dans la transformation constante, en recherche permanente d’un langage nouveau. Non pas que l’évolution ne fasse pas partie intégrante de la démarche des artistes, mais plusieurs auront, après quelques années, trouvé une manière et une identité qui signera à jamais et pour toujours leur oeuvre. Et cela n’est que plus vrai chez les peintres dits « figuratifs ». Raynald Leclerc aura échappé à cela.
Au départ, il y a une trentaine d’années, son oeuvre s’est construite autour d’une perspective claire et d’un trait impeccable, tout inscrite dans la passion du jeune artiste pour l’architecture et les vieux maîtres du paysage québécois. Tout comme eux, ses jeux d’ombres et de lumières donnaient vie à une représentation plus ou moins impressionniste de nos paysages. À cette première maturité, succéda, il y a une dizaine d’années, une évolution, une transformation devrions-nous dire, marquée par une utilisation plus abondante de la matière, de ses accidents de luminosité et de leurs effractions, délaissant le trait pour laisser place aux seules arêtes des ombres et de la lumière.
Cette exigence de vérité et d’émotions devait, par son intensité lumineuse et expressive, porter ce travail au niveau de qualité de celui des grands peintres figuratifs de la fin du XIXe. L’artiste échappant aux modes et aux courants de son époque, les amateurs et les collectionneurs, notamment les plus exigeants et les plus sévères, auraient pu ne pas suivre, et pourtant, ils furent plus que jamais au rendez-vous.
Lors de l’expérience de « Leclerc en Provence » en 2014, cette recherche d’expression des possibles de la lumière accentuée par les soleils du midi, gagna en intensité. Les ombres de Claude Monet et de Vincent Van Gogh nourrissant profondément un certain abandon de la représentation, le trait disparut définitivement sous des pâtes toujours plus lourdes. « Je ne me sentis plus guidé par les haleurs… », écrit Arthur Rimbaud.
Cette exposition intitulée : « Au fil de l’eau », la plus importante depuis celles de Québec et du Beausset qui portait sur la Provence, témoigne de cette constante évolution et de cette maturité. Ce « fil de l’eau » évoque-t-il un espace, celui du fleuve ou un temps, celui de l’artiste ? Car l’eau du fleuve, l’étang, la mer et son ciel ne seront jamais que des « informes », espaces sans forme pour tous les possibles. Le ciel est-il bleu, rouge, vert, étain ou encore tout cela et plus encore ? Les ponts, la ville, tels des signifiants plus ou moins rassurants viennent donner sens à ces espaces, mais est-ce bien Québec, est-ce bien Paris ? N’est-ce pas plutôt et plus justement le jeu de la création pure, sans trait ni représentation, aux limites du construit et de la déconstruction laissant l’observateur maître d’un jeu ou tout peut être abstrait ou figuratif selon les distances qu’il prend devant l’objet représenté, le laissant sujet devant son propre objet poétique? Est-ce un jeu, une émotion, un plaisir fou, un plaisir pur ?
Laissons Rimbaud l’évoquer :
« Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : Je sais le soir, L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir ! »
Le bateau ivre, Arthur Rimbaud
Robert Filion
Québec, avril 2016
Réflexions sur la lumière
Lorsqu’on regarde ces magnifiques tableaux, l’attirance de l’eau apparaît clairement comme un motif majeur dans l’oeuvre de Raynald Leclerc, comme dans celui de ses sources d’inspiration, Monet et Suzor-Coté.
L’eau est, par exemple, un symbole quasi universel du passage du temps, comme le suggère le titre de l’exposition, Au fil de l’eau, qui rappelle l’expression « au fil du temps », toutes deux traduisant bien le but de l’exposition : célébrer le 35e anniversaire de la carrière de Leclerc à travers la présence unificatrice de l’eau.
Puisque Leclerc avoue avoir été inspiré par les poèmes qui accompagnent ses tableaux, peut-être pourraient-ils servir à élucider les « sources du mystère » et de la magie derrière son art.
Pour cet artiste, l’eau est surtout un symbole de la vie (« ondes vivantes ») et la source d’une certaine joie de vivre (« elle se la coule douce »). Bien que peu de figures humaines peuplent ses paysages terrestres et marins, l’activité humaine y est omniprésente dans les bâtiments, bateaux, ponts et usines qui se dressent inévitablement sur les rives « que baise la marée ». De même, comme le montrent les citations précédentes, cette humanisation de l’eau dans ses tableaux se manifeste aussi dans les poèmes à travers la personnification : « cet étang gracieux », « La Seine a de la chance », « que baise la marée », « aux caresses lascives », « la rivière (…) tressaille », « le flot embrasse », « le fleuve compagnon », « des vagues frémissantes ».
De plus, pour le peintre, l’eau présente d’uniques possibilités d’exploration et d’exploit techniques, comme le suggère Cyrano de Bergerac en parlant des silhouettes des arbres reflétées dans l’eau : « ce miroir fluide de ce petit monde renversé ». En effet, les reflets dans l’eau reproduisent la réalité concrète, mais en l’inversant, produisant ainsi une image à la fois reconstruite et surprenante, source d’émerveillement pour Leclerc qui cherche à rendre la réalité en la réinventant sur la toile, tout comme la poésie réinvente la langue par la répétition rythmique de combinaisons uniques de mots.
Pourtant, ce « miroir » n’est pas toujours statique, et le mouvement même de l’eau crée pour Alphonse de Lamartine l’impression qu’un « vaste miroir, brisé sur la poussière, réfléchit dans l’obscur des fragments de lumière »; les marées, les vagues ou les ondulations forment des cavités et des crêtes qui réfléchissent la lumière de façon frappante, surtout pour Leclerc, considéré tout au long de sa carrière comme un « sculpteur de lumière ». Pour créer ces motifs variés et pourtant répétitifs d’ondulations, il juxtapose les coups de spatule souvent angulaires et plus ou moins denses, qui comme l’eau reflètent la lumière sur la surface de la toile.
Et ces fragments réfléchis de terre ou de ciel produisent aussi un jeu de couleurs, comme le remarque Maurice Rollinat : « Le ciel ayant figé ses grands nuages roses, émeraudés, lilas, cuivreux et violets (…) dans l’onde ». Un tel effet permet à l’artiste de juxtaposer diverses couleurs en toute proximité, ce qui en intensifie certaines et en combine d’autres par mélange optique ; ainsi, mettre une couleur primaire comme le bleu à côté de sa complémentaire, l’orangé, les intensifie toutes les deux, alors qu’une autre couleur primaire, comme le rouge, tend à se mélanger avec le bleu, créant à une certaine distance une impression de violet, les deux cas de coloration active rehaussant grandement la vivacité de l’image.
Jules Verne illustre une autre propriété de l’eau lorsqu’il compare le reflet de la lune dans l’eau : « De même qu’un métal laisse en sa fusion échapper et briller comme une girandole sa chaleur lumineuse, ainsi d’une auréole, la lune s’entourait dans sa combustion ». Tout comme le métal, en fondant, émet du gaz et de la lumière, l’eau se montre naturellement capable de transmutation; elle passe ainsi de l’état liquide à l’état solide lorsqu’elle gèle, puis redevient liquide en fondant (un thème que Leclerc explore dans « La batture au dégel »). À l’état de vapeur, elle est évoquée dans plusieurs poèmes par les mots « brume » et « brouillard » ainsi que dans maints tableaux de Leclerc, ajoutant à leur effet vibrant. En ce sens, ne peut-on pas dire que l’eau et la toile se ressemblent : en tant que médium neutre, la toile solide se transforme sous l’effet de la peinture liquide en une image éthérée. En outre, la prédominance de certaines textures, couleurs, luminosités et atmosphères dans la représentation des quatre éléments, soit la terre, l’eau, l’air et le feu, considérés comme séparés dans le monde réel, les unifie sur la surface de la toile.
Ainsi, à partir de fragments de lumière, Raynald Leclerc arrive à créer des tableaux dont l’harmonie et la globalité mêmes contribuent dans une large mesure à l’immense plaisir qu’ils procurent.
William J. Berg Madison, Wisconsin, avril 2016.
Berg est l’auteur de Literature and Painting in Quebec (University of Toronto Press, 2013), dans lequel il donne une place importante à l’oeuvre de Leclerc.